— « Sainte Hildegard von Bingen m’est apparue en prière », annonça le prélat de Mayence. « Et toi Hildtraut, fille de notre sainte Eglise, a été choisie pour quérir la mandragore » poursuivit-il en désignant, du haut de sa chaire, une une de ses fidèles parmi les femmes rassemblées d’un coté de la nef de la Cathédrale, juste après le prêche de l’Ascension.

« Dieu tout puissant ! », s’écria Hildtraut, sortant du rang, et se prosternant à genoux dans l’allée centrale.

La foule des femmes fut prise d’une vague de terreur. Elle se mirent à gémir telle la houle, et si fort qu’on les entendit jusqu’au dehors.De l’autre côté, les hommes, agenouillés, dos rond, redoublaient de silence. Car après la moisson, ils seraient en guerre contre les saxons.

Dans tout le Palatinat, cela faisait des lustres que la mandragore ne poussait plus. Depuis lors, on avait prié les saints, consulté les mages, interrogé les oracles. En vain ! On avait beau semer, planter, repiquer ; les maigres pousses de la simple n’avaient plus les vertus qui venaient au secours des malades et des opérés. Ni pour adoucir le sort des mourants. Les fièvres et la putréfaction s’emparaient tôt des blessés, les odeurs pestilentielles envahissaient le quartier des lazarets, même les nourrissons mourraient avant d’avoir pu téter le sein de leurs mères. C’était malheur !

Hildtraut était gaillarde fille. Elle chantait au Madrigal-Chor et prêtait sa voix aux églises du pays et possédait le rare pouvoir de lancer un contre-ut à faire trembler les murs, et donner la chair de poule aux plus téméraires. On lui donnait le sobriquet de « La Walkyrie de Mayence ».

Plutôt laide, grande avec un coffre qui n’avait d’égal que ses fortes hanches, elle refusait tout prétendant. Si elle allait à l’église, c’était pour honorer père et mère ; et chanter. Elle était brave ; travaillant aux champs avec la force d’un cheval. Là, elle pouvait pousser ses ut, ses contre-ut et autres sons, à tue-tête, sans troubler quiconque.

Hildtraut fut tôt prête pour sa mission. Le lendemain, dès matines, elle partit dans le plus grand secret. Guidant son brave Titan, qui tirait une carriole, laquelle était remplie de sacs de raves et de miches de pain. En apparence pour les nourrir. Mais qui, au retour, seraient  remplacés par autant de plants de mandragore, sans que quiconque puisse suspecter transport du précieux butin. 

Munie du plan établi par le prélat et d’une bourse de pierres précieuses, elle suivrait le fleuve Moselle vers le sud, direction indiquée par sa clairvoyante marraine. 

En traversant la Bourgogne et en suivant le fleuve Rhône jusqu’à la mer, elle trouverait la panacée. Le sol y était humide, gras et fertile. Elle troquerait les pierres précieuses contre les mandragores aux très grands pouvoirs et hautes qualités contre tous les maux, pour toute la contrée.

Libre comme l’air, elle fouettait son cheval, par les chemins, à travers champs. Les nuits, elle avisait l’orée d’un bois pour reposer sa bête, faire le feu, sortir son pain et un bout de lard à griller. Elle remerciait Dieu de lui avoir fait prendre la route avant l’été. Ainsi, point de loups pour la taquiner la nuit.

Chaque jour, elle mandait sa route vers Dijon. Ainsi passa-t-elle allègrement le long du val entre les contreforts de la Forêt Noire et des Vosges. Lorsqu’un manant lui cherchait noise, elle poussait son contre-ut pour qu’aussitôt il déguerpisse comme un lapin, se bouchant les oreilles, et criant grâce.

Elle arriva à Dijon pour la Saint-Jean, heureuse de pouvoir enfin toucher « La Chouette » – Porte-bonheur-, sise sur le contrefort nord de Notre-Dame. À l’Angelus, Hildtraut remercia la vierge Marie, pour sa grâce accordée jusqu’à ce jour.

Le soir, elle assista aux feux. Quand tout à coup, prise par le spectacle des danses autour des feux, elle sentit une morsure à la main droite qui la laissa sans voix… non sans apercevoir un être difforme qui s’enfuyait en hurlant. Sa dextre main, toute violacée, sur laquelle, déjà, des poils poussaient, la terrorisa.

« Sainte mère, le satan ! » s’écria-t-elle. 

Hildtraut venait d’être mordue par un loup-garou. Elle, si brave ! Pour sûr, elle allait se transformer en un horrifique lycanthrope. Car cette nuit, c’était « nouvelle lune »… 

S’enfuyant par le bois où elle avait laissé sa carriole gardée par Titan, elle sentait monter en elle la soif du sang et avait hâte de dévorer la tendre chair des enfants. Terrorisée par sa lente mutation, elle se cacha dans deux sacs vides, une betterave dans la gueule, et attendit l’aube, somnolant un bref instant… Sainte Hildegard lui apparut et dit : 

« Par Dieu tout puissant, je t’ordonne de partir avant le lever du soleil afin de rejoindre Lyon. Tu ira quérir le moine Aldéric qui vit près de Saint-Nizier, entre Rhône et Saône » 

Hildtraut s’enroula de tous ses linges afin de se soustraire aux regards des curieux, espérant que Titan tienne la route d’une seule traite. Sa voix devenue rauque et inutile, elle pria tout bas, tous les saints.

Lorsqu’elle joignit Lyon, et après deux nuits d’errance entre quartiers des gueux et ceux des prostituées, elle trouva enfin le moine Aldéric.

Aldéric, possédait le seul grimoire qui contenait la recette capable d’éradiquer le mal dont souffrait Hildtraut :« l’Antidotaire Nicolas ». Par chance, il lui restait une once d’aconit tue-loup bleu, capable de tuer le lycanthrope. Mais, ce dernier, nichant au sein même de la malheureuse, le remède pouvait la tuer du même coup. 

Hildtraut était courage ! 

« Plutôt mourir qu’être loup-garou ! » dit-elle.

Chaque jour, elle avala un soupçon d’antidote et s’en fut jusqu’à la mer en se repentant : «Jamais plus elle ne se laisserait divertir par la danse ».  Car la danse était diable !

Les mandragores furent récoltées,  échangées puis convoyées le moine Louis, depuis Aix jusqu’à Mayence, où il arriva juste pour la guerre.

Hildtraut, pauvre hère, recueillie au couvent d’Aix fut soignée longuement avant de s’en retourner au pays, amaigrie et muette.