Véra enlevait les dernières pâtisseries de la vitrine, lorsqu’elle entendit une porte claquer. Ils ne vont pas remettre ça ! lui dit une petite voix, qui revint comme un leitmotiv dans sa tête de lycéenne de 14 ans.

Elle resta interdite. Le cœur battant, à l’affût d’autres bruits avant-coureurs. Elle termina de nettoyer la vitrine, crispée.Dans le salon de thé, qui fermait à 21 h, une seule table était encore occupée ; deux flics et le capitaine de gendarmerie de la ville voisine. Véra se dépêchait de nettoyer les tables et de monter les chaises, lorsque,  dans l’arrière-boutique, trois portes claquèrent en rafale…     Aïe ! L’orage approche… pensa-t-elle. Elle ralentit autant que possible le rituel de la “fermeture”. Ça n’éclatera pas tant que les flics sont là, spéculait-elle.

Son père apparut derrière le comptoir pour faire la caisse, et voyant les gendarmes, il les salua de loin et leur lança d’un ton bourru : « Toujours à la recherche du malfaiteur ? Bah ! C’est pas au camp militaire que vous le trouverez. Ils sont bien trop surveillés, nos p’tits gars ! ». Et sans plus s’attarder, il donna l’ordre à Véra de fermer la porte à clé. Véra pressentit que la soirée ne serait pas gaie.

Elle se rendit à la cuisine, histoire de récupérer la vaisselle propre afin de la ranger à sa place. Le spectacle qui s’y jouait fit sauter ses dernières illusions. La vaisselle sale, entassée pêle-mêle sur la table, remplaçait le repas du soir. L’employée à demeure, vêtue de sa blouse bleue à carreaux, était assise à côté du buffet. Tête baissée, son épaisseur chevelure rousse en guise de visage, elle regardait avec obstination ses jambes, les balançant inlassablement d’avant en arrière. 

Véra prit une pile d’assiettes sales pour la poser dans l’évier et com… 

« Touche pas à ça, c’est pas ton affaire ! », cria l’employée, avec hargne. 

Véra repartit vers la boutique, lorsqu’un bruit de vaisselle fracassée l’arrêta net. Argh…c’est parti ! Vite, inviter les flics à lever le camp. Mieux vaut qu’ils n’assistent pas à ça ! Le cœur battant, elle ferma la porte qui donnait vers la cuisine et annonça : « Messieurs, nous fermons. Le patron vous offre la tournée », ajouta-t-elle avec un maigre sourire.

« Il y a quelque chose qui cloche Mademoiselle ? », interrogea le capitaine. 

– Non… c’est le boulot… les communions, en ville… demain ».      

À peine le temps d’encaisser et de boucler la porte, que déjà, un sacré boucan se faisait entendre à l’arrière. Chaises, bassines, vaisselle… tout valdinguait. Les décibels montaient en vagues sinistres et mortifères. Plus de doute ! La « rouquine », comme l’appelait son père, était en furie. Véra y avait droit presque tous les quinze jours,  lorsque l’internat fermait, et qu’elle était obligée de rentrer à la maison.

 « Va porter ces culs-de-poule à ton père ! », cria l’employée à Véra en lui flanquant un tas de vaisselle brûlante dans les bras.

— Je peux préparer le dîner si vous…

— Ç’est pas moi la patronne ! », aboya l’employée.

Véra porta la vaisselle jusqu’au laboratoire de son père, lequel était en train de dresser la pâte à choux, pour les croquembouches du lendemain. Véra demanda : « Papa, je vais préparer le dîner, que veux-tu man… 

  Argh… parce cette saleté de rouquine n’a pas fait la soupe ? fulmina son père qui ajouta : je te réchauffe un petit pâté, tu te feras une salade et tu prendras une tartelette aux fraises dans la réserve ». 

Véra avait l’impression d’être un punching-ball.

« Papa, s’te plaît, implora Véra, mange avec moi, ici dans le labo…

— Grrr ! Je vais la crever cette salope, la coupa-t-il, empoignant son couteau à trancher, tout en se dirigeant vers la cuisine.

— Papa, NON ! hurla Véra, en le retenant par la ceinture de son tablier. 

— Laisse ! Faut que j’en finisse ! », ragea-t-il, écumant. Et fort comme un Turc, il l’entraîna, hoquetante, à ses trousses, jusque vers les bacs à vaisselle. Trop tard ! Papa tenait déjà son couteau sous la gorge de la rouquine, près de la carotide.

« Grrrr… Cette fois-ci je la crève ! », éructa-t-il. Véra se suspendit à son bras comme un poids mort, pleurant à chaudes larmes. Mais la rouquine, blanche comme un linge, les défia : 

« Allez-y, patron… tuez-moi !  Après TOUT ce que vous m’avez fait ! J’ai écrit à ma sœur, MOI. Sitôt morte TOUT LE MONDE saura QUI vous êtes ». Puis, s’adressant à Véra, elle ajouta, vipérine : 

«  Kss ! Tu fais moins ta maligne, hein ? Pas besoin de me regarder comme ça, Véra. Si tu veux TOUT savoir, je peux TOUT te dire… le mal que ton père m’a fait.»… me transperçant de son regard bleu glacial, un rictus mauvais à la bouche.

« Roaaaar…,  hurla Papa, dans un râle de bête sauvage, en baissant son couteau.

Tremblante, Véra était défaite… Impuissante, elle sortit, traversa le jardin, pour se réfugier dans les bois…

Assise sur un tronc d’arbre, le dos tourné à la maison, afin de ne plus voir ce lieu de cauchemar, il n’y avait plus que le noir du ciel étoilé et au loin, les loupiotes du camp militaire.

Sur le qui-vive, Véra resta concentrée sur les moindres bruits annonciateurs d’une fin irrémédiable… des cris, des râles mortels, des claquements de volets, un coup de feu ? Car un jour… Papa était monté dans sa chambre prendre son fusil de chasse. Il avait bouclé volets et fenêtres puis menacé de se tirer une balle dans la tête. Pour en finir. Désespérée, Véra l’avais imploré de penser à eux, son frère ( jamais là quand il faut, celui-là ) et elle, tirant de toutes ses forces sur le fusil, jusqu’à le lui arracher des mains. Las, il était allé se coucher.

Elle avait caché le fusil… pas certaine qu’il n’ait été retrouvé depuis ! Véra n’avait qu’une peur. Les retrouver, l’un ou l’autre, baignant dans une mare de sang. Cette vision l’obséda… Tous ses sens s’épuisèrent à se concentrer en un seul : entendre au loin, les bruits de la tuerie…

Malheureusement, elle n’entendit pas, derrière elle, celui qui de ses mains serra, serra, serra sa gorge comme un étau… jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent et que lentement, tout vire au noir.