Luc était inconsolable. Le matin même, alors que nous attendions le taxi qui devait nous conduire à la gare, Khabir, sa jeune chatte d’un an, était restée introuvable. Nous avions dû abandonner sa caisse de transport, préparée pour le voyage, au milieu de la cuisine.

Installés dans le train qui nous emmenait à Quimper, occupée à observer du coin de l’oeil mon jeune fils assis en face de moi, triste et boudeur, il me vint l’idée de lui raconter une histoire, comme lorsqu’il était petit. Il vint se pelotonner contre moi, les joues encore barbouillées de larmes, un éclair d’espoir, dans les yeux

« Il était une fois un vieux paysan qui avait quatre fils dans la force de l’âge. Ils cultivaient la terre. Pour les aider, ils n’avaient qu’un seul cheval de trait qui s’appelait Bayard. C’était un brave cheval, lui aussi dans la force de l’âge. Mais les quatre fils, plutôt que d’économiser les forces précieuses de leur aide, l’utilisaient pour labourer les champs en automne, pour lui attacher une carriole chargée de fruits et des légume pour aller au marché au printemps, et tirer les charrettes de foin en été. De plus, l’hiver, au lieu de laisser Bayard se reposer au chaud à l’écurie, ils l’attelaient à un cabriolet pour les mener jusqu’au bourg voisin, au trot, comme un cheval de course, afin d’aller festoyer avec leurs amis, boire toutes la nuits et s’amuser la nuit durant dans dans des cafés. 

Pendant ce temps Bayard restait en plan, attaché au cabriolet, par tous les temps : le vent, la pluie, la neige, à attendre que les quatre gaillards veuillent bien rentrer à la ferme. Cela dura un temps. Jusqu’à une nuit glaciale, où ne les voyant pas revenir, Bayard rua, « rua dans les brancards », se rebella tant et si bien qu’il réussit à se détacher du cabriolet et à s’enfuir au galop.

Au petit matin, les quatre fils retrouvèrent leur cabriolet renversé, tout cabossé, au milieu d’une rue. Bayard avait disparu.

Inquiets, ils le cherchèrent tout le jour et demandèrent à tous les habitants du bourg s’ils ne l’avaient pas vu dans les environs. Mais non ! Personne n’avait ni vu, ni entendu Bayard. Furieux, ils firent les quinze kilomètres qui les séparaient de la ferme, à pied. Tout en râlant, ils espéraient, au fond d’eux-mêmes, le retrouver dormant à l’écurie.

Hélas, ce n’était pas Bayard qui les attendait, mais leur vieux père furieux, car personne ne s’était occupé du bois de chauffage qu’ils auraient dû scier, casser et entreposer dans le hangar. Voir ses quatre fils ainsi, grelottant et sans Bayard, rendit le père fou de rage. Il les traita de vauriens, qui ne pensaient qu’à s’amuser et incapables de s’occuper de leur bien le plus précieux, Bayard, le cheval magnifique, qu’il leur avait offert pour alléger leurs rudes travaux des champs.
« Dorénavant et pour la peine, leur dit-il, vous travaillerez la terre à la pioche, transporterez les légumes au marché dans des charrettes à bras, et les bottes de foin sur vos dos ! Par dessus le marché, vous dormirez été comme hiver, sur la paille, dans l’écurie de Bayard.  Bah, c’est la vie ! Personne ne sait de quoi demain sera fait ; si c’est un mal pour un bien… se dit un des fils.

Honteux, les quatre fils se mirent aussitôt au travail. Ils trimèrent et trimèrent aux champs, lorsqu’un beau matin d’automne ils virent arriver Bayard au milieu d’une horde de six jeunes chevaux sauvages. N’en croyant pas leurs yeux, ils appelèrent leur vieux père qui alla au devant de Bayard, et lui flattant le flanc, lui dit :

 « Maman, m’interrompît mon fils, tu crois que Khabir reviendra un jour à la maison avec des chats sauvages ? 

— Je ne sais pas mon chéri, mais là n’est pas le sujet, attends la suite et tu comprendras.»

Je repris le fil de l’histoire : « Le vieux père dit à son cheval : « Mon brave Bayard, je savais bien qu’un jour tu reviendrais à la maison. Et avec tes amis pour renfort. Quelle bonne surprise » ! « Ah non ! », s’écrièrent les quatre fils en chœur, car ils avaient déjà leur petite idée derrière la tête. « Nous allons dresser ces chevaux sauvages et les vendre à la ville, cela nous rapportera bien plus d’argent que les travaux des champs». 

Le vieux père n’en dit pas plus et pensa en lui-même : Bah, c’est la vie ! Personne ne sait de quoi demain sera fait ; si c’est un mal pour un bien…

Aussitôt dit, les quatre fils vendirent la terre de leurs ancêtres et se mirent au travail. Ils construisirent un enclos pour y enfermer les chevaux sauvages. Ils achetèrent des cordes, des harnais, et des longes ainsi que tout le matériel nécessaire au dressage des chevaux. Ils s’étaient partagé le travail et, bien que rude, leur nouvelle vie leur plaisait. Jusqu’au jour où le plus jeune des frères tomba du cheval qu’il était en train de débourrer.
Il ne parvint pas à se relever.
A cette époque, la médecine n’était pas aussi avancée que de nos jours. Le médecin du bourg ne put pas faire grand chose. Il rafistola la jambe et la hanche du fils tant bien que mal, mais ce dernier ne fut plus capable de remonter à cheval, ni même d’aider ses frères. 

Bah, c’est la vie ! Personne ne sait de quoi demain sera fait ; si c’est un mal pour bien… se dit le plus jeune des fils qui se mit à la lecture.

Quelques mois plus tard, la guerre éclata. On réquisitionna tous les  chevaux pour les transports d’armes et de nourriture vers les champs de batailles. Bayard, trop vieux à présent, resta à la ferme. Les trois frères en parfaite santé furent appelés pour se battre au front. Nul ne savait s’ils reviendraient vivants. Seul le plus jeune des fils resta auprès de son vieux père pour lui faire la lecture ».

Luc resta songeur durant le reste du voyage. Arrivé à Quimper, retrouvant ses copains de vacances, son esprit s’évada et il retrouva sa bonne humeur.

Six semaines plus tard, quel ne fut pas notre étonnement lorsque, rentrant à la maison, Luc trouva une portée de quatre chatons confortablement installés dans la caisse de transport. Seule Khabir amaigrie me fit la fête. Elle avait bigrement faim.