Au dessert, Alain me demanda pour la énième fois : 

— Quand aurai-je le privilège de voir ton atelier ?

— Tu sais Alain, c’est comme si je te demandais d’entrer dans ton ordinateur, lui répondis-je en faisant la moue.

— Je te promets de ne pas jouer les inquisiteurs ! plaida-t-il, avec son sourire carnassier de vendeur d’IRM*.

Pressentant qu’il ne lâcherait jamais, je lui dis tout de go : 

— Chiche ! allons prendre le café chez moi !

Ainsi ce sera chose faite, me dis-je… depuis le temps qu’il quémande ! Après tout, ne m’a-t-il pas dit, en m’invitant à déjeuner, qu’il aurait « deux heures à tuer » avant son prochain rendez-vous ?  un ponte de la chirurgie du cerveau à Brabois*? 

Ravi, il accepta ma proposition, tel un enfant qui obtient enfin son jouet si souvent réclamé.

Arrivés dans mon « antre », sans préambule, j’installai Alain dans mon fauteuil ; celui où je m’assieds après ma journée de travail… pour méditer, au milieu de mes toiles. 

Ainsi, Alain sera en immersion, et pourra voir mes travaux récents, pensais-je.

Aussi, lui ordonnais-je de ne pas bouger, le temps que je prépare nos cafés. Il coulait dans les tasses, lorsque je l’entendis hurler. Me précipitant dans l’atelier, je trouvai Alain, pâle comme la mort, pétrifié, les mains se tenant le torse et le ventre, la bouche grimaçante et le regard torve. 

Vite, un infarctus ! me dis-je en le faisant s’allonger, tout en prenant mon téléphone pour appeler le SAMU. Il m’arracha le téléphone des mains, et balbutia :    

«  Non ! non, c’est… là-bas… les monstres… dans le coin… tu ne… vas »… tout en désignant le paravent. 

Tandis qu’il parlait, Alain avait repris des couleurs. Il s’était assis au bord de ma banquette, s’efforçant de respirer à fond pour reprendre son souffle.

— Que s’est-il passé exactement ? lui demandais-je, car je craignais quelque chose de plus grave.  Alain avait la cinquantaine, assez corpulent, il travaillait comme un fou pour payer ses pensions alimentaires, toujours par monts et par vaux, à essayer de caser ses IRM* dernière génération… Les symptômes annonciateurs d’infarctus ou d’ AVC ne sont pas impossibles, pensais-je.

  Moi ? J’étais en pleine méditation… lorsque qu’une troupe de monstres m’a salement agressé ! me dit-il, en désignant mes toiles posées dans un coin.

— Mais Alain, où vois-tu des monstres ? Il n’y a là que des toiles en travaux ! Si tu les regardes bien, ce ne sont que des parties de…

—- Taratata ! me coupa-il, durement. Tu sais parfaitement ce que tu fais ! Et ne me dis pas que tu ignores que toutes ces…« entités » n’existent que sur tes tableaux ! Criait-il à présent. Elles peuplent l’univers… Et c’est toi, ajouta-il en me désignant comme une criminelle, qui leur donne vie ! Tu les délivres de ton esprit, ajouta- t’il, tout en se grattant furieusement les bras jusqu’aux épaules.

— Ah non ! Tu ne vas pas encore me servir les théories de Rudolph Steiner*, m’écriais-je avec désolation .

 Ça m’apprendra à céder à ses caprices ! Car lorsqu’Alain se trouve face à un phénomène irrationnel, il faut qu’il se réfère aux théories de son gourou, le théosophe !

Ma peinture représente des êtres en formation qui peuvent parfois, faire penser à des embryons. Je les appelle « mes petits drôles », et en attendant de leur donner à chacun un prénom, je leur ai trouvé un nom de famille : « Les mystères du vivant », repris-je. Et si tu regardes bien, tu peux y distinguer des oreilles qui ressemblent à des fœtus, des yeux en forme de poissons, des nez-zizis, des lèvres en demi-cœurs… qui, selon l’angle de vue peuvent faire penser à des visages, ajoutais-je, pédagogue et indignée ! 

Bon, il vrai que certains amis peintres y ont vu des succubes, des incubes ou des homoncules. Mais ma palette, loin d’être glauque, fait plutôt sourire, avec ses roses et ses verts tendres, pensais-je.

— Comment te sens-tu, à présent ? demandais-je à Alain, soucieuse de sa santé. 

— Je suis épuisé ! Je vais annuler mon rendez-vous pour aujourd’hui. J’irai à mon hôtel, téléphoner et réorganiser mon agenda de demain.

Je sais qu’ Alain médite souvent. Une façon pour lui, de se « remettre en phase avec l’univers », m’avait-il expliqué un jour, mais…

— Tu peux squatter ma banquette le temps d’une sieste, si le cœur te dit, proposai-je. J’ai à faire dans mon bureau, ainsi… 

— Merci ! Regarde plutôt mes bras, dit-il, ôtant sa veste et retroussant ses manches…

— Ça alors ! m’étonnais-je, troublée…

On dirait des petites griffures ou des morsures légères avec en outre, des taches rouges violacées qui faisaient penser à des suçons.

— Cela ressemble à des allergies, dis-je pour le rassurer.

— Oui ! ça me brûle terriblement, ajouta-t’il en en ôtant ses chaussures pour s’allonger.

Après lui avoir indiqué la salle-de-bains attenante, et lui avoir donné une serviette et un plaid pour le confort, je le rassurai :

— Je te laisse, et si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle fort. Ici, les pièces sont insonorisées, dis-je en fermant doucement la porte.  

Prise par mon courrier, je ne vis pas le temps passer… tout en pensant que, décidément, mes voisins d’à côté étaient très gênants et bien tapageurs dans la journée. Ça criait, ça hurlait, un charivari digne d’un déménagement faisait un boucan d’enfer ! 

Bientôt dix-huit heures ! Et j’ai oublié Alain… , me souvins-je tout en me dirigeant vers l’atelier.

Mais là, impossible d’ouvrir la porte ! Le comble, pour  une porte sans clé ! Intriguée, je passai par une seconde entrée donnant sur le salle de bains et je poussai enfin la porte… Ce que j’y vis me glaça d’horreur !

Toutes les fenêtres étaient ouvertes, ainsi que la verrière zénithale ! Alain gisait au sol, nu, les yeux révulsés, le corps sanguinolent et rongé, par endroits, jusqu’à l’os. Rien d’autre n’avait bougé !

À bien y regarder… seuls quelques filaments rouges d’Alizarine*, suintaient par-ci par-là, de mes « petits drôles » sur mes toiles ; une couleur que je n’utilisais pas, car elle était hors de prix !

 Lexique* en commentaire…