J’avais un voisin de balcon pour lequel j’en pinçais. 

Durant nos discussions de balcon à balcon, les soirs à la belle saison, il m’avait confié aller régulièrement par le train, au siège de sa société à Paris, à la fin de chaque mois. Il était « Responsable du grand Est ». Sachant qu’il possédait une voiture qui dormait dans un garage assez éloigné de la Résidence dans laquelle nous habitions, je décidai, par un beau vendredi soir, d’aller le cueillir à l’arrivée de son train de 22h, avec ma Diane.

J’imaginais la tête de mon voisin m’apercevant dans le hall d’arrivée. J’avais décidé, de lui proposer de surcroit, de nous rendre Place Stanislas pour y déguster une glace, car je le savais gourmand. 

Aux aguets, dans le hall d’arrivée de la gare, je ne le vis point. Un instant déconcertée, je me souvins qu’un deuxième et dernier train en provenance de Paris arrivait une heure plus tard. Peut-être trop tard pour aller prendre un dernier verre, mais au moins, il aurait la surprise de me voir à la gare.

De retour jusqu’à ma Diane garée aux « Dépose-minute », il me fallut absolument circuler afin d’éviter le PV. Et tandis que je démarrais, je constatais que ma jauge d’essence était au plus bas. Cela me donna un prétexte pour rouler jusqu’à la sortie de la ville où je visualisais fort bien la dernière Station-service ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Ainsi je ferais de « d’une pierre deux coups » car j’avais horreur d’attendre. Quelle ne fut pas ma surprise de voir que si la Station-service existait bien, il fallait à présent posséder une carte bancaire pour se servir à la pompe ! Or à l’époque,  je n’étais pourvue que d’un chéquier et d’un peu d’argent liquide. Trop peu pour acheter de l’essence,  pas assez pour tout autre dépannage, mais néanmoins trois bons quarts d’heure à tuer avant l’arrivée du dernier train. 

Sans plus tergiverser, je décidais de pousser jusqu’à Toul, la ville suivante. Une assez grosse ville pour posséder une Station-service ouverte car elle était alors, le passage obligé pour rejoindre la route de Paris, mais pas assez petite cependant pour m’inciter à faire demi-tour, car ma jauge m’inquiétais et la panne d’essence guettait. 

Je nous imaginais, mon voisin à mon bord, tombant en panne d’essence,  à mi-chemin entre la gare et notre Résidence. J’aurais eu  fière allure !

N’osant même plus y penser, je m’engouffrais, pied au plancher sur la voie rapide menant à Toul, serrant les fesses en implorant le ciel de ne pas me laisser en rade avant la ville. J’arrivais ric-rac aux premières maisons pour m’apercevoir qu’à plus de vingt-deux heures trente, Toul était une ville morte : sans éclairage urbain, quelques loupiotes ici ou là, pas un chat dans les rues. Un vrai désert ! 

J’étais dans la panade. 

Sans pétrole, il nous reste les idées, dit-on. Il m’en vint une qui, pensais-je, ne me permettrait certes pas de faire La surprise programmée à mon voisin, mais  qui au moins me sortirait du pétrin. Je sonnais au commissariat de la ville, qu’un cycliste poussant son vélo avait bien voulu m’indiquer l’adresse.

« Bonsoir Madame, en quoi puis-je vous aider ? me demanda l’homme en uniforme.

— Bonsoir Monsieur, je vais tomber en panne d’essence et pensais trouver une Station- service dans votre ville, mais apparemment…

— Ah là,  je crains que vous ne soyez pas au bon endroit. Attendez-moi devant le portail, je reviens dans un instant. »

J’attendis, le temps de m’envoler vers le dernier train de Paris qui venait d’arriver à Nancy, d’imaginer mon voisin rentrant chez lui en taxi comme d’habitude, et de me dire comme la Perette de La Fontaine : «  Adieu veau, vache, cochon, couvée… », lorsqu’une voix de stentor me fit ré-atterrir.

«  Brigadier Grosdidier », se présenta-t-il en m’invitant à le suivre avec autorité. Je le suivis jusque dans un petit bureau éclairé par un néon. « Alors ma p’tite dame, on se promène toute seule la nuit, à Toul, sans essence ? »

Il me demanda mes papiers d’identité, mon permis de conduire, et ce que je faisais à Toul à une heure pareille. Tout en répondant, mais en taisant le motif de mon déplacement, je vis l’aiguille de l’horloge au dessus de la porte d’entrée qui marquait une heure trente. 

« Pour qu’elle raison venez-vous sonner à un Commissariat de Police ? », me demanda-il. 

— Hé bien, ne connaissant personne à Toul, j’ai pensé que le Commissariat aurait peut-être la solution à mon problème. Vous avez bien une réserve d’essence, bref, un jerricane, par exemple ? Ma Diane n’est pas gourmande. Je vous achèterais deux à trois litres d’essence pour rentrer cher moi et le tour serait joué ! Répondis-je mi- dépitée, mi-charmeuse.

— Oh mais madame, ce n’est pas aussi simple que vous le dites. Certes, nous avons une réserve d’essence, mais il nous est strictement interdit d’en faire commerce. 

— Ah bon ? Même pas pour dépanner quelqu’un qui est en rade ? Mais que vais-je devenir ? 

— Je ne vois qu’une solution. Vous allez attendre sagement dans une cellule que la relève de 5h arrive, et si mon collègue le veut bien, nous vous accompagnerons, vous devant, nous derrière, jusqu’à la Station-service qui se trouve sur l’autoroute de l’Est, où vous ferez votre plein d’essence. Après quoi, vous rentrerez bien sagement chez vous. 

— Mais je tomberai en panne sur l’autoroute de l’Est, c’est sûr ! 

— Eh bien dans ce cas, nous vous dépannerons à l’aide de notre jerricane et vous compenserez, à la pompe, le manque de notre jerricane. »

Je suivis dépitée le brigadier jusque dans la cellule inconfortable. Mortifiée de m’être embarquée, pour un béguin, dans une telle mésaventure, furieuse de devoir passer une nuit blanche pour rien. Tout se passa selon la planification du brigadier. Je fus de retour chez moi avant le lever de mon fils, âgé alors de dix ans, mais avec 70 km de plus au compteur. 

Le lundi suivant, je revis mon voisin à son balcon et lui demandai, mine de rien : «  Alors, ton voyage à Paris ? 

— Mon siège l’a différé », me répondit-il en mâchouillant  le reste de sa madeleine.