Lorsque je la vis, je tombai d’emblée amoureuse de cette petite fille. Un vrai coup de foudre ! 

Elle pouvait avoir six ans. Elle portait une petite robe jaune avec un sous-pull rose chair. Sa bouille ronde, ses grands yeux sombres, un tantinet mélancoliques, et son petit nez camus en disait long sur ce qui se passait dans sa jeune cervelle.Elle chantait à tue-tête un chant militaire qui m’était familier… mais dans une langue qui elle, ne l’était pas. Du roumain peut-être ? C’était un chant de la Légion étrangère, entendu lorsque j’habitais chez mon père, à l’orée d’un camp militaire. Il racontait un père parti à la guerre, qui ne reviendrait plus…

La petite était plantée là, seule, et arborait un air crâne et assuré qui laissait penser qu’elle savait où elle se trouvait ; et que malgré sa condition, elle garderait quoi qu’il arrive, sa fière indépendance. Elle jouait seule, ne se mêlant pas aux autres qui s’étaient rassemblés en petits groupes épars. Sans doute, était-elle allée jouer dans le jardin qui jouxtait la ferme, car elle s’était salie de la tête aux pieds ; sa jolie robe était tachée aux poches. J’aurais parié qu’elle y avait caché quelque trésor ; ses mains pleine de terre…

Je m’approchai d’elle, très lentement afin de déchiffrer les initiales brodées sur l’ourlet de sa robe : $ P ? Ses nom et prénom? A moins que ce ne fut une robe prêtée par l’Association… Comprenant mon intention, la petite coquine s’enfuit dans le jardin et s’enfonça dans un bosquet de groseilliers. Heureusement, elle portait des bottes en caoutchouc. Je fis mine de rentrer dans la ferme, enlevant mes lunettes de soleil. Puis me retournant d’un coup, comme je m’en doutais, elle avait réapparu à quelques mètres, les joues rouges barbouillées de terre, et la bouche groseille. Quelques brins de mousses accrochés dans ses cheveux coupés au carré, de couleur paille. L’air gourmand, mais surtout ravie d’avoir déjoué mon plan.

Décidée, je me dirigeai vers les bureaux de la directrice de l’Association Tem… tout en tirant déjà des plans sur la comète, m’interrogeant sur la possibilité d’adopter cette petite au plus vite. Moi qui avais toujours rêvé d’avoir une fille, adopter celle-là me comblerait de joie. 

Certes j’avais un grand fils adorable avec lequel j’avais développé une grande et solide complicité. Après sa naissance, j’avais fabriqué une telle quantité d’anticorps, en raison d’un facteur rhésus incompatible avec celui de mon époux, que les spécialistes nous avaient fortement déconseillé de mettre un second enfant au monde. La vie passant, je n’avais jamais vraiment ressenti de manque. Et voilà qu’à un âge peu raisonnable, je venais de craquer pour une enfant dont j’ignorais tout. Au fond de moi, j’avais l’impression qu’elle me donnerait la force d’affronter la vieillesse. Il y avait en elle une telle force de vie ! Son caractère bien trempé me donnerait sans doute du fil à retordre, mais je sentais qu’elle m’apporterait l’imprévisible… qui si l’on veut bien l’accueillir, vous force à vivre dans le présent.J’étais persuadée que nous étions faites l’une pour l’autre.

La directrice du centre d’accueil me reçut avec amabilité. Dès que je commençai à lui dévoiler mes intentions, elle m’arrêta pour me dire :

— Mon mari et moi avons fondé cette Association pour en accueillir une centaine quels que soient leurs origines ou leurs provenances, afin de leur offrir un cadre agréable, le temps de grandes vacances.

— Aucun de vos pensionnaires actuels n’est à adopter? tentais-je avec insistance, face à la voix ferme de mon interlocutrice.

— Cela n’est pas de notre ressort, madame. C’est le rôle des services du département, qui seuls, ont la compétence pour répondre à votre question.

— Mais… j’ai vu une petite fille en robe jaune qui semble complètement isolée et qui chante dans une langue inconnue?

— Ah oui ! Je vois… elle chante en inventant des mots que personne ne comprend. C’est une petite « originale ». 

— Vraiment ? Dis-je, de plus en plus séduite…

— Si vous insistez, sachez que notre Association propose des parrainages sous certaines conditions.

— C’est à dire…?

— Voici la liste des noms et des conditions pour tous les cas qui peuvent être parrainés. J’ajoute un formulaire d’engagement et une documentation concernant les conditions de parrainages. 

Je la remerciai, quelque peu déçue par cet entretien. Nous échangeâmes nos cartes de visite et c’est le cœur gros que je repris la route en direction de Nancy, avec l’amie qui m’avait proposé de me faire découvrir ce lieu insolite. Je n’avais pas eu le courage de chercher à revoir ma petite « protégée » de peur de m’y attacher davantage… Le souvenir de cette enfant et le regret de ne pouvoir l’adopter tout de suite m’était un crève-cœur. 

— Je te trouve bien silencieuse, me dit mon amie au volant de sa voiture qui sillonnait la campagne du Saintois.

— Oui, oh ! ne t’inquiète pas… je suis simplement sous le coup d’une déception.

— Tu es déçue par Tem ? 

— Ah non ! Bien au contraire ! Je trouve qu’ils font un travail formidable… Mais je m’étais imaginé pouvoir adopter une petite fille pour laquelle j‘ai eu un vrai coup de coeur. Je ne pense pas que tu l’aies vue, car je l’ai rencontrée lorsque tu discutais avec la gardienne des petits «pensionnaires », dans une des salles d’exposition .

— Ah oui ! mon ancienne collègue… Sais-tu que tu peux parrainer un de ces petits dès  l’automne ?

— Oui, je me suis renseignée, répondis-je en brandissant ma doc… Hélas ! Ce serait un pis-aller… J’ai le cœur en vrac à cette heure ci.

— Oh !  Ces artistes… toujours dans l’excès ! Ceci dit, je te comprends…

Le lendemain matin, je téléphonai à l’Association pour lui demander de  me réserver « Le Chant d’une enfant », contre un chèque d’acompte.

Elle arriva pour la Toussaint dans un bel emballage bulle.

Depuis, elle trône dans mon atelier, et nargue mes « enfants ».

J‘ai décidé de la baptiser Sidoine*

*En accord avec Sabine Pocard, artiste peintre, sa « mère » naturelle