Enfants, mon frère et moi, nous nous entendions dire : « Que voulez-vous que je vous dise, vous n’avez pas eu de mère.»

Cette phrase brandie par notre père, arrivait toujours en conclusion d’une négociation tentée pour obtenir des faveurs que notre père ne pouvait, ou ne voulait pas nous accorder. Cette formule paternelle était toujours accompagnée d’un geste des bras levés au ciel, retombant en signe d’impuissance et ponctuée d’un regard apitoyé. Nous ne pouvions rien contre cette fatalité. C’était sans appel et son mantra nous clouait le bec.

Force pour nous était de croire notre père, car bien obligés de constater que notre mère, partie de la maison alors que nous n’avions pas trois ans, n’était jamais revenue.

J’eus tôt fait de faire du mantra de mon père, mon propre mantra, lorsque je ne savais pas répondre à des questions embarrassantes. Dès onze ans on me mit en pension et on me fabriqua le trousseau obligé pour tout interne. S’il était à peu près complet, il ne comprenait pas, comme ceux de mes camarades de dortoir, des tenues pleines de fantaisies, que les autres internes avaient tant de plaisir à s’échanger. Si par hasard, on me faisait remarquer que j’étais toujours en pantalon et baskets, je répondais : « Tu ne peux pas comprendre, nous n’avons pas eu de mère.» Ce qui en moucha plus d’une.

 Lorsqu’après vingt ans, la maternité me rattrapa, je dus admettre que je n’étais pas née par l’opération du Saint-Esprit. Mais le mantra paternel resta gravé en moi comme parole d’Evangile. Néanmoins, je ressentis la nécessité de sonder plus avant mon identité.

Pour cela, je choisis une psychanalyste chevronnée.

Trois fois par semaine, je m’allongeais sur le divan. Ma psy était très stricte et les règles ayant été posées, impossible de transiger !Je lui parlais de tout et de petits riens. Elle restait silencieuse, assise derrière ma tête, et prenait des notes, épinglant un mot ou l’autre, qui pouvait orienter, ou non, ma réflexion. 

Un jour, en allant à une de mes séances et passant devant une boutique de vêtements, je restai en arrêt devant une ravissante robe exposée en vitrine. Je me fis la réflexion que cette robe serait du goût de ma psychanalyste. Au point que j’eus envie de la lui offrir.  

Allongée sur le divan, je narrai l’affaire de l’offrande de la si jolie robe. Ma psy me dit : « Et pourquoi pas pour vous? » 

Interdite je répondis : « Oh moi, vous savez, je n’ai pas eu de mère.»

C’est alors que je l’entendis distinctement me dire : « Vous avez eu une mère.»

J’eus l’impression qu’un coup de gourdin venait de me faire éclater la cervelle. Le mantra de Papa vola en éclat. J’accédai douloureusement à un réel qui m’avait jusqu’alors échappé.